Trilogie Batman : du nihilisme et de la révolte
La tuerie d'Aurora a malheureusement éclipsé de vraies réflexions sur le dernier épisode de la trilogie Batman concoctée par Nolan. On aurait tort de directement classer cette oeuvre très intelligente directement dans la catégorie "apologie de la loi du plus fort". Explications pour ceux qui ont vu les trois films.
La tuerie d'Aurora aura effacé dans les esprits une lecture critique du Dark Knight rises, dernier volet de la trilogie Batman par Christopher Nolan. Comme avec la mort d'Heathe Ledger quelques semaines avant la sortie du sublime Dark Knight, les observateurs ont voulu mordicus expliquer l'actualité par l'oeuvre, ce qui n'est pas forcément chose aisée. C'est très maladroit d'expliquer la tragédie d'Aurora par une supposée incitation à la violence prônée par le film.
Bowling for Columbine, documentaire hallucinant de Michael Moore sur la vente d'armes aux Etats-Unis, n'a malheureusement pas pris une ride, et il suffit d'écouter attentivement l'interview de Marylin Manson pour tordre le coup à tous les délires concernant les "oeuvres poussant au meurtre".
Comme le sous-entend très justement le chanteur**, les Américains n'ont pas attendu ses chansons pour sortir les armes et s'entre tuer**, mais pourtant des gens continuent de l'accuser plutôt que de se demander pourquoi il suffit d'ouvrir un compte dans certaines banques du pays pour se faire offrir un gros fusil.
Pour Batman, le raisonnement des critiques est le suivant : comme Nolan s'est beaucoup inspiré de BD écrites et/ou dessinées par Frank Miller, un homme profondément réactionnaire et à la mentalité suant l'extrême droite, sa trilogie devient forcément une apologie de la méthode forte. Suivez mon regard :
- Bruce Wayne est un fils de grands bourgeois qui se font tuer sous ses yeux
- en situation d'extrême faiblesse, il décide de prendre un habit effrayant pour casser du criminel sans trop se poser de question de la justice
- si quelqu'un tape fort, il tape plus fort et le tour est joué
- cet homme chauve-souris (créé à la fin des années 1930) est donc évidemment le reflet parfait de la tentation sécuritaire enclenchée par des gouvernements majoritairement conservateurs depuis le 11 septembre
Un héros qui sublime ses peurs
Le facteur temps, très important pour analyser la trilogie complète n'est pourtant jamais tellement abordée. Or, s'il ne se passe au plus que quelques semaines entre la mort de Ras'al Ghul et l'évocation du Joker qui interviennent à la fin de Batman Begins, comment conclure qu'il se croit définitivement au-dessus des lois ?
Le héros de Nolan se bat contre ses peurs, et essaie de s'en libérer en les sublimant. La peur est un thème bien plus prégnant dans les trois films qu'un supposé appel à la violence.Le cas de conscience posé par le Joker, qui veut tuer tant que Batman n'aura pas révélé son identité, renvoie à une peur profonde de l'échec.
Le troisième volet montre bien pourquoi Bruce Wayne tient tant que ça à la sauvegarde de son identité : il ne veut pas devenir le héros éternel de Gotham.
Il vit encore une fois comme un échec le fait que le "Chevalier blanc" Harvey Dent se transforme en horrible Double Face, et choisit donc de porter le chapeau. Son exil reviendra avec un nouveau nihilisme.
De purs nihilistes en méchants de la trilogie Nolan
La paix de Gotham, basée sur un mensonge, va voler en éclat avec l'arrivée de Bane. J'ai lu des critiques qui définissaient ce dernier comme un anarchiste. Ce raccourci est idiot. Bane, comme le Joker et comme Ras'al Ghul, est un parfait nihiliste.
Mais qu'est-ce que le nihilisme ? Une pensée apparue à la fin du XIXe siècle, basée sur la négation de toute pensée fixe. Pour être plus académique, il est une :
Doctrine selon laquelle rien n'existe au sens absolu; négation de toute réalité substantielle, de toute croyance.
Ou encore une :
Négation des valeurs morales et sociales ainsi que de leur hiérarchie.
Un parcours d'un nihiliste peut-être le suivant :
- je ne crois à rien de particulier, surtout pas la droite ou la gauche, car au fond tout se vaut
- si tout se vaut, la version violente défoule ma foi bien plus qu'une alternative pacifiste
Le vrai problème soulevé par le Batman de Nolan n'est pas l'efficacité de la méthode violente, elle est de trouver le moyen de combattre le nihilisme. Batman choisit le combat brut, mais n'en fait pas un art de vivre puisque la fin de la trilogie montre à quel point il ne tenait pas à ce statut de héros, se considérant plus comme un dernier recours.
Car la trilogie de Nolan est également truffée de moment de révolte pour qui veut les voir. Cela commence dès Batman begins avec l'opposition immédiate de Bruce Wayne contre son mentor Ras'al Ghul.
Le passage des deux bateaux dans le Dark Knight est un autre exemple. Deux navires, l'un rempli de citoyens lambda, l'autre de prisonniers, sont bourrés d'explosifs. Chacun a un détonateur pour faire exploser l'autre, et le Joker promet de laisser la vie sauve aux assassins consentis.
Après de parfait duels psychologiques, des personnalités fortes dans chaque bateau choisissent la révolte, autrement dit le refus de l'état de fait imposé par le nihiliste maquillé. Et ils survivent tous...
Dans le dernier volet, c'est l'inspecteur au grand coeur John Blake qui offre un moment de révolte exceptionnel en montrant la stupidité des militaires prêts à tirer sur leurs concitoyens plutôt que de tenter de les sauver. Le futur Robin les accusera assez justement de les condamner à mort en ayant trop "obéi" à Bane.
Ce passage montre que Blake, en trouvant le courage de contester sans violence la suprématie de la force de l'Etat, est bien plus proche d'un anarchiste que Bane.
Pulsion de mort contre pulsion de vie
Ras'al Ghul, le Joker et Bane sont tous les trois obsédés par la pulsion de mort, concept très bien dépeint par Michel Onfray dans l'excellent L'Ordre libertaire, son livre consacré à Albert Camus. La pulsion de mort est cette tendance à accepter la distribution de la mort dans l'espoir hypothétique que des temps meilleurs arriveront.
Le plus emblématique duel philosophique français du XXe siècle a précisément opposé Camus à Sartre : Camus a écrit L'homme révolté en soutenant l'idée qu'il y a des aberrations absolues, et qu'un véritable homme révolté doit s'opposer à elles.
Sartre était au contraire persuadé que les camps de concentration soviétiques n'étaient qu'un moindre mal, un effet collatéral de la dictature du prolétariat, bien différents des camps nazis puisque l'objectif de société égalitaire finirait par arriver.
Sartre et sa bande d'intellectuels ont abattu Camus en règle. Ce dernier avait largement prouvé sa valeur avant L'homme révolté et la prouvera encore en remportant le Nobel de littérature bien avant Sartre et en étant porté au zénith plusieurs années après sa mort, tandis que Sartre tombait irrémédiablement en désuétude.
Pour en revenir à la pulsion de mort, les exemples dans l'Histoire ne manquent pas : les nazis avec leur abominable "solution finale", les soviétiques avec les goulags de Sibérie, les Hutus prêts à massacrer le maximum de Tutsis possible au Rwanda... Et dans la trilogie de Nolan :
- la théorie du fléau de Ras'al Ghul, qui soutient que l'épuration de Gotham amènera un monde forcément meilleur, car plus conscient de sa décadence
- le jeu de massacre du Joker, qui abandonne toute notion morale pour espérer vaincre l'obsédant homme chauve-souris
- la fausse révolution de Bane, un "mal nécessaire", basée sur un mensonge aussi bien que la paix civile installée par le commissaire Gordon
Evidemment que les clins d'oeil à la crise morale et sécuritaire du XXIe siècle sont très présents, mais on n'aurait tort de voir que ça. Nolan offre en effet la vraie solution à la pulsion de mort : soutenir la pulsion de vie.
C'est en prison que Bruce Wayne apprend sa véritable force : avoir peur de la mort et préférer la vie. Son saut dans le vide, accompagné par un prophétique envol des chauves-souris, est évidemment un symbole extrêmement fort dans la trilogie de Nolan.
Concluons avec cette invitation de la foule de prisonnier à "s'élever", comme pour inviter Bruce Wayne à se surpasser pour devenir un surhomme digne de Nietzche.
Comments
Comment by Olivier on 2012-07-28 13:37:12 +0200
Belle analyse Raphi !
Je trouve juste dommage que tu spoiles un petit peu le dernier opus, mais ça fait rien, précise le peut-être pour éviter que des lecteurs soient déçus ;).
Comment by Raphi on 2012-07-28 14:16:05 +0200
Merci pour le comm' cher Ol' ! En fait je préviens dès le premier paragraphe qu'il y aura du spoil, mais j'ai mis en gras maintenant, pour éviter les risques 😉 !
Comment by Olivier on 2012-07-28 16:34:53 +0200
Ah oui, effectivement, je n'avais pas fait attention à ces quelques mots.
En tout cas c'est vrai c'est assez aberrant de voir que les gens accusent le film d'inciter les gens à la violence, un peu comme les jeux vidéo (Laure Manaudou si tu me lis... ) alors que le problème est ailleurs. Mais c'est vrai cette histoire de "j'ouvre un compte bancaire et on m'offre une arme" ? Ces Américains, sont vraiment à des années lumières de nous ^^'...
Comment by Raphi on 2012-07-28 18:05:14 +0200
Oui, la scène de la banque est l'une des premières de Bowling for Columbine.
En fait, le fanatisme des armes chez les Américains se confond beaucoup avec leur Constitution, le deuxième amendement légitimant explicitement le droit d'en posséder. Sauf que ce qui se justifiait pendant la conquête de l'Ouest devient un vrai problème de société maintenant...
Comment by Jérémie on 2012-08-09 17:42:22 +0200
J'ai enfin eu le temps de lire ton analyse qui est vraiment très intéressante. Maintenant que la trilogie est finie, ça me donne vraiment envie de lire les comics de Miller.
Comment by Raphi on 2012-08-13 17:17:14 +0200
Merci beaucoup Jérémie 😉 ! Bon courage pour la lecture des Miller et si je peux me permettre, "Knightfall" et "La cour des hiboux", sortis récemment chez Urban Comics, valent clairement le jus !