Docteur Manhattan, un nihiliste pragmatique

La réédition des Watchmen le 20 janvier est l'occasion rêvée de décortiquer le Docteur Manhattan d'un point de vue philosophique. Un indifférent pas tellement désengagé.

Image : Watchmen (2009)

Il est tout bleu, tout musclé, mais ce n'est pas un schtroumpf haltérophile. Le Docteur Manhattan, pilier des Watchmen d'Alan Moore, n'est ni du genre marrant ni du genre très causant.

Mais qui est-il en fait ?

Un super-héros au rang de divinité

C'est le vrai super-héros de cette BD d'anticipation, le seul "Gardien" doté de pouvoirs. Ubiquité, appréhension simultanée du passé, présent et futur, immortalité, il se rapproche plus de Dieu que d'un homme araignée.

Mais il ne sort pas de nulle part. Ancien Jon Osterman, physicien promis à un brillant avenir, son enveloppe humaine se retrouve désintégrée après un accident en 1959.

Ironie du sort, c'est après avoir récupéré sa montre dans un caisson expérimental que ce fils d'horloger devra remettre en place les rouages de sa prochaine transformation.

Il réapparaît quelques jours plus tard sous les traits d'un culturiste tartiné d'une huile bleu fluorescent. Pouvoirs (y compris de vie ou de mort) sur les choses quasi illimités sont aussi à sa portée.

Autant dire que Nixon se frotte les mains que ce prodige d'origine américaine soit apparu pendant son mandat.

Mr President n'hésite pas à demander l'aide d'Osterman, renommé Dr Manhattan pour effrayer les ennemis de l'Amérique.

En deux coups de cuillères à pot, la nouvelle arme estampillée USA règle la guerre du Vietnam. Pas vraiment avec les techniques d'un docteur, sauf si le remède conseillé est une saignée.

Mais le Docteur Manhattan n'est pas un fervent patriote. Sa maîtrise absolue de la Physique a rendu ses sentiments humains très relatifs.

On pourrait dès lors considérer que ce désintérêt est le stade le plus élevé de l'Evolution, celui d'une divinité consciente mais désengagée des enjeux humains.

Ce serait aller trop vite en besogne. Car, sans peut-être le réaliser, il contribue pourtant à faire réélire Nixon, représentant d'une droite particulièrement dure.

C'est là tout le paradoxe de son nihilisme.

Les contradictions du nihilisme sauce Manhattan

La scène se passe au Vietnam, un soir de grande victoire américaine. Le Docteur Manhattan accompagne le Comédien dans un bar.

Contrairement au dieu bleu, l'autre Watchman préfère affirmer son côté fasciste et réactionnaire, considérant que la vie civilisée dans une démocratie est une farce.

Une vietnamienne enceinte de lui vient alors. Il l'ignore avec quelques remarques racistes. Elle insiste en le blessant avec une bouteille brisée. Il dégaine son arme et la tue.

Lorsque le Docteur Manhattan lui fait remarquer son geste abominable, le Comédien lui rétorque :

Je l'ai flinguée, bang ! Et je vais te dire, Doc... Tu m'as regardé. Tu aurais pu transformer le pistolet en fumée, les balles en mercure ou la bouteille en grêlons.. [...] Et tu n'as pas levé le petit doigt. Tu te fous éperdument de la vie humaine.

Manhattan reste muet face à cette attaque qui le résume assez bien dans une longue partie de la BD.

En sombrant dans le nihilisme, cette négation à toute croyance, le Dr Manhattan se retrouve finalement associé aux pulsions fascistes du Comédien.

Cela ne l'empêche pas d'éprouver une forme de culpabilité. Tout le complot d'Adrian Veight aka Ozymandias, l'homme le plus intelligent du monde, repose précisément sur cette manipulation de Manhattan.

En donnant le cancer à plusieurs de ses proches dont son ex compagne, Ozymandias mise sur la sensibilité de Manhattan pour l'éclipser de Terre.

Ce dernier se retire alors sur Mars et énonce dans ses pensées un superbe :

Je suis las de ce monde. De ces gens. Je suis las d'être piégé dans l'écheveau de leur vie.

On pourrait dès lors imaginer que cet ermite stellaire va rester dans sa grotte rouge. C'est sans compter sur son ex (pas celle qui a le cancer, la jeunette), la Watchman Laurie Jupiter, qui va le supplier de sauver le monde au bord de la guerre nucléaire.

Il va alors faire preuve d'un abominable pragmatisme.

Un abominable pragmatisme

La théorie du fléau est récurrente dans les histoires de super-héros. Pour résumer, le grand vilain imagine qu'un grand cataclysme avec de nombreux morts à l'arrivée va permettre de fédérer les gens, plus la peur que la raison.

J'invite à (re)voir la saison 1 de Heroes, la seule des quatre qui mérite vraiment la peine d'être vue, pour une petite piqûre de rappel de cette théorie.

Ozymandias justifie les millions de morts qu'il déclenche par l'espoir que les Américains et les Russes fassent la paix, ou plutôt l'union sacrée.

Son massacre est rendu possible grâce à l'aide assidue que lui a fournie Docteur Manhattan, pensant œuvrer pour un générateur d'énergie illimitée.

Autant dire qu'au début, il est plutôt enclin à demander des comptes à Ozymandias. Mais devant la démonstration de ce dernier et cette foule d'écrans diffusant des messages de paix après le massacre, il accepte de garder le secret.

Rorschach, le psychopathe masqué, fait preuve d'un code de l'honneur inébranlable en refusant de contribuer au grand mensonge.

Désavoué, le dieu bleu n'a d'autre choix que de tuer, même si Veidt balaie avec tout le mépris qui le caractérise l'impact que les révélations de Rorschach pourrait avoir sur le nouvel ordre mondial.

Ce choix pragmatique de valider une paix reposant sur des millions de mort et d'assassiner le seul témoin ayant invalidé "l'utopie" d'Ozymandias diffère avec les paroles de Manhattan à Ozymandias :

Je comprends, sans t'approuver ni te condamner. Les affaires humaines ne me concernent en rien.

De nouveau, le Docteur Manhattan se contredit en prétendant être au-dessus des affaires humaines alors qu'il ne cesse d'être bouleversé par elles. Il décide de partir créer sa propre forme de vie dans une autre galaxie, peut-être la preuve ultime de son divorce avec l'Humanité.

L'Horloge de l'Apocalypse, malgré la paix honteuse orchestrée par Ozymandias, se rapproche à peu plus de minuit quand le journal intime de Rorschach réapparaît dans une salle rédaction sans que Manhattan ne puisse plus rien y changer.