Comment l'abstention peut aider le FN

L'abstention peut nous éclairer sur le rejet de la politique en général, mais également sur un levier parfois plus pervers : l'augmentation des pourcentages alloués au Front National.

On ne compte plus les couvertures consensuelles ou les cris d'orfraie poussés par la banalisation irrésistible du Front National, et surtout sur son pouvoir d'attraction auprès d'une part de Français de plus en plus large.

Il y a incontestablement un électorat qui s'agrandit pour ce parti d'extrême droite, en particulier auprès des couches populaires. Malgré tout, on reste souvent très évasif sur l'effet que peut avoir l'abstention sur les résultats du Front National.

Loin de minimiser la place incontestable du FN et de ses thèmes dans le paysage médiatique et politique français depuis plusieurs années, elle peut néanmoins nous aider à relativiser sa progression.

Des parallèles inédites

Observons pour commencer le nombre d'abstentions et de voix FN pendant ces 24 dernières années d'élections présidentielles :

Plusieurs enseignements sont à retenir :

  • entre 1988 et 2002, les voix accordées au Front National ont augmenté de manière quasi linéaire, avec une hausse de 4-5% entre chaque scrutin
  • l'électrochoc de 2002 le souligne : pour que le FN soit qualifié au second tour de la présidentielle, il n'a pas besoin d'un énorme engouement, il suffit juste que l'abstention soit assez élevée...
  • un indéniable "effet Sarkozy". Le premier tour de l'élection de 2007 est remarquable, à la fois par sa faible abstention (16% des électeurs inscrits, soit presque 3% de moins qu'en 1988) et surtout par la première baisse baisse des électeurs frontistes depuis 19 ans (-20%). La stratégie de son très "droitiste" conseiller Patrick Buisson (siphonner l'extrême droite au premier tour avant de donner des gages aux centristes, et additionner au final des voix apparemment inconciliables), semble alors porter ses fruits
  • cinq ans plus tard, quand le candidat conservateur se représente, le revers de la médaille apparaît. D'abord, les électeurs FN sont en hausse de plus 60% par rapport à 2007 (6,4 millions de voix en 2012 contre 3,8 millions en 2007).
  • autre fait notable lors de ce scrutin de 2012, les abstentionnistes boudent un peu plus les urnes, avec une hausse d'environ 30% par rapport à la dernière présidentielle

L'abstention ayant toujours été plus haute que les voix du Front National depuis 1988, leurs courbes respectives semblent maintenant suivre des progressions parallèles, situation inédite en 24 ans.

Profitons-en pour souligner que cela ne signifie en rien qu'il y relation de cause à effet entre abstention et vote FN, même si le phénomène a de quoi interpeller.

Si l'abstention était un parti comme un autre...

  • elle se serait, depuis 1988, qualifiée trois fois pour la second tour de l'élection présidentielle (1988, 1995 et 2002), et aurait été deux fois en position d'arbitre du second tour (2007 et 2012)
  • elle représenterait en moyenne 21% d'électeurs inscrits à la présidentielle dans cette période, et serait d'une courte tête le premier parti en termes de sympathisants devant le PS (20% en moyenne) et le RPR/UMP (18,5% en moyenne)
  • le Front National, de son côté, ne représenterait en moyenne que 11,48% des inscrits, avec une amplitude allant de 8,6% (2007) à 14% (2012)

La carte et les territoires

Les chiffres précédents étaient ceux de la France entière. Prenons du recul en considérant maintenant l'évolution de l'abstention et du FN pendant la présidentielle dans les 96 départements de métropole.

Nous allons utiliser pour cela une carte par anamorphose. Sa particularité est de déformer les départements en fonction des données qui leur sont attachées.

Vous pouvez consulter le pourcentage d'électeurs inscrits correspondant en survolant chaque département.

Ceci est la carte. Elle n'aurait aucun intérêt si on ne parlait pas, au moins un peu, de ses différents territoires. Commençons par ceux qui s'abstiennent :

  • cinq des huit départements d'Île-de-France (Seine-et-Marne, Seine-Saint-Denis et Val-d'Oise en moins) forment une zone dont les électeurs s’abstiennent beaucoup par rapport au reste du pays lors de la présidentielle, mais où le FN fait des scores plus bas qu'ailleurs. Cela se vérifie en particulier à Paris, commune la plus peuplée de France, où il n'a jamais dépassé les 7% en 17 ans
  • la Corse est un autre territoire où l'abstention est particulièrement élevée, même si elle tend à baisser depuis 2002 pour se stabiliser autour de 24%. Contrairement à l'Île-de-France, cette forte abstention peut facilement être interprétée comme une vraie défiance à l'égard de la métropole que comme une déception citoyenne. Autre différence remarquable : la progression nette d'un électorat Front National sur l'île. Entre 1995 et 2012, les deux départements corses sont passés d'une fourchette de 6-8% d'électeurs inscrits pour le FN à une fourchette de 17-19%

Penchons-nous maintenant sur les scores du FN :

  • dès 1995, on note un quart Nord-Est où les inscrits votent plus Front National que dans le quart Nord-Ouest, avec des scores qui frôlent les 20% en Alsace et en Moselle. L'Oise se démarque également avec 16% des inscrits qui votent FN
  • la même année, on observe aussi une attirance forte des inscrits de la ceinture Sud-Est (Gard, Vaucluse, Bouches-du-Rhône, Var, Alpes-Maritimes) pour le parti d'extrême droite. Dans une moindre mesure, beaucoup de départements de la région Rhône-Alpes et deux autres du pourtour méditerranéen (Hérault et Pyrénées-Orientales) ont des pourcentages FN proches du bloc Nord-Est
  • en 2012, les inscrits de ces zones confirment un engouement croissant pour le Front National. Une ligne de départements du Sud-Ouest (Hérault, Tarn, Tarn-et-Garonne, Lot-et-Garonne) se profile également, alors que cette zone était relativement peu sensible au Front National
  • deux départements du bloc Nord-Est doivent être spécialement cités : la Somme et le Pas-de-Calais. Ces derniers avaient une constance d'électeurs inscrits sensibles au FN entre 1995 et 2007 (entre 12% et 13% environ), avant que les choses ne se gâtent en 2012 avec des scores d'environ 20% d'inscrits en faveur du Front National
  • à l'inverse, la Seine-Saint-Denis et le Val-d'Oise ont enregistré des pourcentages du FN plutôt hauts en 1995 (environ 13% alors que le parti avait réuni en tout 11,6% d'inscrits), mais cette proportion a sensiblement diminué pour arriver finalement sous la moyenne du FN en 2012 (entre et 10% et 12%, alors que la moyenne nationale pour le FN était de 14% d'inscrits)

On l'a vu, l'abstention et le FN dressent des géographies électorales qu'on ne saurait confondre. D'un côté deux grandes poches d'abstention, de l'autre une moitié du pays de plus en plus encline à voter FN.

En conclusion

Rien ne permet de prévoir quel sera le score du Front National en 2017, même si le parti va mettre le paquet pour tenter d'activer le plus de leviers d'influence d'ici là, lors des municipales et des européennes notamment.

A court comme à long terme, l'une des plus grandes craintes du gouvernement est une forte abstention des électeurs de gauche, qui a eu les conséquences que l'on connaît en 2002.

Aucune mesure qui pourrait au moins la faire baisser à court terme (reconnaissance du vote blanc, droit de vote des étrangers aux élections locales) n'a pour l'instant été prise, et le pari repose avant tout sur le retour ou non de la croissance en 2014.

De l'autre côté de l'échiquier politique, le grand flou entretenu par le premier parti d'opposition sur la stratégie à adopter par rapport au FN (s'en distinguer ou leur ouvrir les bras) risque de tourner au vinaigre pour lui.

Comme me le disait il y a quelques années un responsable du FN en Moselle, les électeurs frontistes préféreront toujours l'original à la copie.

Un remerciement et quelques précisions

  • en premier lieu, je tiens à chaleureusement remercier Etienne Côme, qui a eu la gentillesse et la patience de m'apporter sa précieuse aide pour débuger la carte par anamorphose. Sans lui, je chercherais encore...
  • côté données, elles proviennent quasi toutes du site data.gouv.fr, à l'exception des résultats de 1988, trouvés sur Wikipedia. C'est pour cela que la carte ne commence qu'à partir de 1995
  • pour éviter toute ambiguïté, la section "Autre" du deuxième diagramme est une addition du pourcentage de tous les autres partis inscrits à la présidentielle (centre, écologie et extrême gauche notamment)
  • j'ai volontairement choisi de ne me concentrer que sur la présidentielle pour une raison simple : l'uniformité des candidats dans tout le pays. Les autres élections, notamment législatives et municipales, sont certes l'affaire de partis et de programmes, mais aussi de personnes, et la tâche pour l'exprimer eût été titanesque
  • malgré tout, vous trouverez, en particulier lors de la dernière législative partielle, cette nuance : le FN ne fait pas forcément de percée, il perd juste moins d'électeur que l'un des deux grands partis français
  • si vous souhaitez plonger plus loin dans une analyse territoriale du vote FN, un très bon webdoc centré sur la Moselle a été réalisé par Gary Dagorn

Comments

Comment by Nono on 2013-10-02 13:13:43 +0200

C'est normal ce rendu (sous Firefox 24) : http://i.imgur.com/DkEtpnT.png ?!

Comment by Raphi on 2013-10-02 13:23:23 +0200

Nope, petite légèreté en CSS bien corrigée. Merci pour le signalement 😉 !

Comment by Yoplet on 2013-10-04 00:36:41 +0200

Joli boulot qui, en s'appuyant massivement sur les chiffres issus de data.gouv.fr, illustre à merveille l'intérêt du data journalisme et, par extension, de l'open data.
C'est avec plaisir que je lirai les prochains récits du même genre 🙂